Enastra
Il était bientôt vingt-deux heures, en dehors du bar, il faisait noir. Tout était noir. Eline commanda son sixième verre de bière. Il fallait qu’elle décompresse, qu’elle se laisse aller, qu’elle laisse son esprit divaguer et rêver. Et l’alcool était le meilleur moyen pour cela. Après son échec amoureux, accumulé au stress des cours et des examens de fin d’année de la fac, elle n’était vraiment plus très bien. Ses temps ci elle était toujours très lointaine. Ses amis, ou tout du moins le peu qu’elle en avait, la pensait même malade certains jours.
Elle était là, assise au comptoir, et elle se sentait bien pour la première fois depuis quelques mois. Son esprit divaguait, sa vision n’était plus très nette, et elle sentait une chaleur monter dans son corps. A côté d’elle, il y avait un individu, plutôt saoul, qui parlait avec le patron du bar. Elle se dit que cela pouvait être intéressant, et comme elle était seule, elle reporta son attention sur leur conversation, qui était certes plus intéressante que les bouteilles de whisky sur les étagères derrière le serveur.
Lorsque la jeune fille arriva à rentrer dans la discussion, l’homme ivre en était là : «
-Mais si je t’assure que je ne suis pas fou et que j’ai bien vu ce que je te dis avoir vu ! pestait-il.
-Je n’en crois rien et je suis plus sûr du fait que tu sois saoul que de la réalité de ton histoire.
-Mais je te promets que je l’ai vu ! Il était là, de l’autre côté de la rivière, assis sur un gros rocher, une harpe entre les mains donnant un son clair et pur ! Même mon chien l’a vu ! »
Eline continua d’écouter le vieil homme raconter son histoire, qui paraissait absurde à tous ses auditeurs. Il n’y avait que la jeune étudiante, elle aussi un peu désorientée par l’alcool, qui croyait en son histoire. Elle s’imagina la personne jouant de la harpe, grâce à la description qu’avait donnée l’homme. C’était soit disant un jeune homme d’une vingtaine d’année, grand, les cheveux noirs de jais tombant sur ses épaules en une cascade. Ses yeux étaient étranges, mais l’ivrogne ne les avaient vu que de loin, et il ne pouvait donner une description précise de ceux-ci. Eline su tout de suite ce qu’elle allait faire le lendemain.
Il était maintenant quinze heures. Son mal de tête était passé, et elle sortait de chez elle avec sa vieille bicyclette. Dix minutes plus tard, elle était arrivée. Devant elle s’ouvrait le petit chemin très cahoteux, et une dizaine de mètres plus loin, descendait tranquillement le ruisseau, d’une lenteur monotone, serpentant entre les rochers, usant la montagne continuellement, mais trop lentement pour que les hommes ne s’en aperçoivent. C’était la première fois qu’elle venait, et elle fut surprise par la clarté du cours d’eau. Il y régnait une ambiance étrange mais apaisante. Elle reste, assise là, sur un petit rocher au milieu de l’eau pendant une heure environ. Elle avait totalement oublié la raison de sa venue ici. Elle était tellement bien, ici, paisible qu’elle ne remarqua pas le son harmonieux d’une harpe qui se propageait dans l’air, dans l’eau et jusque dans son esprit.
Elle sortit de ses rêves tout à coup, lorsqu’elle vit le jeune homme à la harpe. Il était quelques mètres plus loin, de l’autre côté du rivage. C’était donc vrai, pensa-t-elle, c’était absolument vrai ce que disait le vieil homme la veille. Il la regardait d’un air amical, tout en continuant de jouer. Elle le regarda longtemps, il lui rendait son regard. Au bout de quelques minutes, elle décida de s’approcher.
Lorsqu’elle s’assit en tailleur en face de lui, il ne bougea pas. Maintenant qu’elle était près, elle plongea son regard dans le sien, et admira ses yeux, si anormaux et si beaux. La prunelle avait la forme d’une sorte de croix, dont les traits n’étaient pas droits, mais ondulés. La couleur, non, les couleurs étaient très belles. Il y avait un dégradé de bleu, partant du plus claire au plus foncé, et finissant noir au milieu de la pupille. Lorsqu’elle plongeait son regard dans le sien, elle se sentait apaisée. Déchargée de tous fardeaux.
Soudain, il pris la parole. Sa voix était claire et d’une intonation assurée :
-Bonjour. Comment vous nommez vous ?
-Bonjour, je me nomme Eline, dit elle d’une voix haute et sans hésitation. Et vous ?
-Je me nomme Elewyn. J’ai lu dans vos yeux, et j’ai vu. J’ai vu un cœur pur, un esprit ôté de toute méchanceté et de toute perversité. C’est pour cette raison que je me suis révélé.
-Mais … qui êtes vous réellement ? dit elle d’un air sceptique.
-Je suis Elewyn. Elewyn tout simplement. Je ne suis pas humain. Je ne suis pas mort pour autant. Les gens de mon peuple sont des Eltyriens. Nous vivons dans un petit village, ignoré de tous. Il s’appelle Enastra. Ces mots résonnaient comme un rêve pour Eline. Elle se croyait dans un rêve et pourtant elle était bien dans la réalité. Le son de la rivière, le son de la harpe, le son de la voix d’Elewyn… tout cela était réel. La jeune fille ne pensait plus à ses problèmes, plus à la fac, plus à sa vie. Elle ne pensait plus, tout simplement. Toutes ses pensées s’étaient transformées en sentiments, sentiments guidés par le son doux de la harpe. Si elle avait pu, elle aurait passé le restant de sa vie, là, assise aux côtés d’Elewyn, à écouter le son de la harpe et à se communiquer leurs sentiments par le simple fait du regard.
L’Eltyriens prononça quelques mots dans sa langue, et regarda Eline une dernière fois. Il lui dit un simple « Au revoir », et elle senti brusquement ses paupières se fermer. Elle lutta, mais elle n’y arriva pas.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle chercha Elewyn dans tous les coins, mais il n’y avait plus la harpe, plus la jeune personne, plus la rivière. Elle était dans sa chambre. Elle regarda le réveil, il était huit heures et demie. Elle se demanda ce qu’il s’était passé, elle se demanda même si ce qu’elle se rappelait s’était réellement passé, ou si ce n’était qu’un rêve. Pour se persuader que cela n’était pas un rêve, elle décida de retourner à la rivière, voir si l’Eltyriens était encore là, avec sa harpe, jouant d’harmonieuse mélodie.
Dix minutes plus tard, elle y était. Elle se précipita vers la rivière. Elle regarda en tout sens mais ne vit rien. Ni la harpe, ni Elewyn. Elle tenta d’appeler, mais en vain. Et elle le savait. Elle le savait aussi bien qu’elle savait qu’elle n’avait pas rêvé et que tout s’était réellement passé la veille. Elle décida de rentrer chez elle, car personne ne viendrait répondre à ses appels.
Sur le chemin du retour, il lui sembla entendre le son lointain et doux de la harpe. Elle se retourna, mais évidemment ne vit rien. Elle décida de garder ce qui c’était la veille pour elle, car elle savait que rien ne devait être dévoilé, et que de toute façon personne ne la croirait.
A l’âge de vingt-cinq ans, elle disparu et personne ne la revit jamais. Depuis, elle vit heureuse et joue merveilleusement de la harpe.